À CHAQUE INSTANT
Me souvenir à chaque instant que je suis faite de la même chose que tout le reste, que je sais parler avec les animaux parce qu’ils sont en moi et qu’ils soupirent d’envie de dire que rien n’est aussi beau que les ondes d’amour et les silences d’affection.
M’avouer que je suis l’assassin et l’assassiné, que je sens le couteau qui traverse ton âme comme le soleil qui chauffe ma peau de lézard sur la pierre.
Me rappeler que le temps n’est pas du temps mais une histoire qui s’étire et s’enroule sans s’arrêter au carrefour d’aucune ville.
Me dire que je peux me sentir courir comme le vent, comme tous les vents, et que je peux choisir de souffler à faire gémir les arbres mais aussi de rester immobile, regardant les fourmis se déplacer sur la table du jardin portant ma cuirasse sur leur dos.
Me dire à chaque instant que quand j’ouvre la fenêtre de ma chambre le matin, je respire l’air déjà respiré par ceux qui se couchent et ceux qui se réveillent, par les mouches et les souris, par les muriers et les pommiers.
Me dire aussi que je peux partir en fumée, à chaque instant …
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L'ARBRE
Je m' approchai de la fenêtre et je vis l’arbre, le vieux murier ancré dans le jardin.
Sa frondaison moelleuse pulsait imperceptiblement, se gonflant et se creusant avec le souffle de la brise. Sa suavité verte me recouvrit d’un duvet velouté et brillant, elle m’aspira…
Je sentis l’arbre immense des profondeurs tâter la terre avec ses racines, chercher son chemin dans l’obscurité tiède, tisser des filets de radicelles, et des tapis de fibrilles, explorer le sol strate après strate à la rechercher de l’eau. Inlassablement, silencieusement.
J’étais loin, loin dans le cœur de la terre, là où la sève dorée prend son essor pour se propulser au printemps jusqu’au bout des branches.
J’étais là, naissant encore et encore avec chaque bourgeon, grandissant avec chaque feuille, buvant la lumière dès l’instant où le soleil se lève, produisant ma propre substance…
J’étais l’arbre immobile et silencieux, enraciné à vie dans ce coin du jardin faisant face au temps qui vient.
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FRICHES DE LECTURES
Marron, noir, gris. Je caresse les tranches des livres de la bibliothèque de ma mère. Certaines sont douces, d’autres râpeuses, ma main ondule de dos en dos.
J’ai cinq ans, ma mère est au ciel et elle me regarde.
Ses livres sont un indice de son existence, sa présence, sa chair immuable, compressée, imprimée. Des milliers de feuilles délicates alignées et serrés les unes contre les autres.
J’hésite, je n’ose pas déranger cet ordre parfait qu’est l’alignement d’angles à 90 degrés.
Avec l’index en crochet je tire un livre vers moi, mais avant de le sortir complètement du rang, je m’assure que l’espace qu’il occupait ne soit pas envahi par les autres livres, je fais glisser sa couverture blanche et glacée sur ma joue et je le range.
J'en prends encore un et encore un, et encore un… je les ausculte, je tâte l’épaisseur du papier, je renifle leur reliure, leur odeur musquée par fois me monte au nez.
À chaque prise, leur émanation m’imprègne, mes sinus sont comblés. Elle me happe à la gorge, je suis de plus en plus prés, de plus en plus proche du cœur, de l’énigme, de son cœur, mon cœur bat …
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J’ai douze ans. Mon père s’est remarié. Sa femme a apporté avec elle des caisses remplies de
« Sélections du Reader’s Digest » et de livres. Elles sont entreposées dans sa chambre.
Outre ses roulements de hanches tout à fait nouveaux dans ma famille, ma curiosité est irrésistiblement attirée par ses boîtes pleines de lectures potentielles.
Comment les approcher ?
Je serre mon ventre, je me concentre pour devenir transparente et, pieds nus, je me glisse entre deux battants de porte pour atteindre le filon.
J’inspecte minutieusement chaque titre, je ne veux pas manquer quelque chose.
Les articles des « Sélections » en deux colonnes et petits caractères sur des pages tassées qui se décollent, me gavent de fadeur.
Je remarque un livre, épais, lourd « Pour qui sonne le glas »*. Je trouve ce titre joyeux, j’imagine les cloches à toute volée annonçant la fête, donnant la bienvenue à quelqu’un. Je pars avec lui serré contre ma poitrine.
La femme ondulante me taquine « Tu vas lire ce livre ? »
Je me lance, il ne me fait pas peur, je lis, je ne le quitte plus.
Je ne sais pas où ça se passe, j’attends le moment où les cloches sonneront, mais avant il y a les républicains, les franquistes, les amoureux, un pont qu’il faut faire sauter, la trahison, les russes, les allemands, la fuite, la solitude et a la fin, tout à la fin le glas qui sonne et je pleure incrédule, sans comprendre, sans accepter …
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Le train de banlieue est bondé, c’est l’heure des travailleurs.
Il y a encore quelque temps, tout était prétexte pour entamer la conversation avec ses voisin de siège, aujourd’hui, on évite les regards, de temps en temps on s’adresse un sourire triste mais on ne se parle plus, on ne sait pas qui écoute, on ne sait pas qui ou quoi peut nous attendre à la descente.
Moi je lis, j’ai déniché, je ne sais plus où, un roman d’espionnage qui se passe à Alexandrie avant la deuxième guerre mondiale.
Alexandrie, un nom extraordinaire! Sa sonorité m’évoque l’abondance, le mystère ...
Je me retire dans mon bouquin.
Les intrigues amoureuses et politiques autour de l’ambassadeur d’Angleterre figurent un monde illusoire, figé et opaque. Je ne m’attarde pas. Je préfère suivre les personnages de la ville blanche à la ville rouge, entre les hauts murs en brique qui cachent le soleil, et aussi gorger mes yeux des bleus et d’ocres lumineux, m’enivrer avec les odeurs d’épices et de ragoût de mouton.
Je disparais dans le ventre de la ville basse, je musarde dans ses boyaux frais et sombres. Je veux que cela dure longtemps, longtemps, mais le train s’arrête et je quitte Alexandrie pour descendre.
Je suis à Buenos Aires en 1976 et le glas sonne et sonne.
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